Le Cpa est un équipement de Valence Romans Agglo

Une abeille d’Arménie recomposée

Lycée Algoud-Laffemas

Valence - Mars 2015
Une pièce de théâtre recomposée par les élèves de Seconde 6

Cette classe a travaillé sur le génocide des Arméniens l'année de sa commémoration. Après avoir travaillé la thématique en classe, les élèves ont visité le parcours permanent du Cpa puis ont découvert le spectacle Une abeille d’Arménie.

Ensuite, accompagnés par le dramaturge Lancelot Hamelin, ils ont rédigé des textes symboliques et oniriques. Maïanne Barthès, metteur en scène, et Arthur Vandeopoel, comédien, les ont aidés à mettre en voix leurs écrits.

À partir de la connaissance des faits historiques, les élèves se sont au cours du projet interrogés de façon sensible sur la mémoire et les héritages du génocide. Quelle transmission du traumatisme percevoir aujourd'hui ?  Rêve, cauchemar ?

A travers ce projet, les élèves ont travaillé en interdisciplinarité avec des professionnels, en s’autorisant à libérer leur imagination. Ils ont appris à se lever pour donner à entendre leurs textes et à leur donner corps physiquement.


La restitution a eu lieu au Cpa, mardi 24 mars 2015

Ce travail est le fruit d’un partenariat entre la Comédie de Valence et Le Cpa, dans le cadre d’un projet Eurêka financé par la région Auvergne-Rhône-Alpes, avec le soutien du Rectorat l’académie de Grenoble.

  • C’est une citerne souterraine à Istanbul datant de l’Antiquité. Le plafond voûté est soutenu par de hautes colonnes dont les chapiteaux sont décorés. Au fond de la citerne, deux grosses têtes de méduses sculptées semblent grimacer. C’est dans cette salle sombre que je me noie, mes vêtements alourdis par l’eau noire m’entraînant vers le fond. J’essaie vainement de rejoindre le bord. Au fond, brillent les pièces que jettent les visiteurs pour se porter chance. Ce n’est pas un peu bête de mourir là où les passants viennent chercher fortune ?

    Je suis chez mon père et un homme habillé de noir me poursuit. Je n’arrive ni à courir, ni à crier, et il m’arrive de me perdre dans des lieux que je connais par cœur. C’est la journée et j’ai peur. À nouveau ce même genre de personne habillé de noir, mais avec le visage flouté, indescriptible, dans la vingtaine ou trentaine d’années. Je rejoins ma famille, mais ils ne m’écoutent pas et ne me croient pas.

  • 1- Voix de Haïk :
    « As-tu déjà entendu une voix dont tu ne pouvais pas distinguer les paroles ? Les paroles, où sont les paroles ? Tu entends les voix, oui, ça parle, ça échange, ça questionne, ça se plaint, ça se confie, ça demande, mais à quoi bon ? Tu es un peu trop loin pour entendre les paroles… J’ai vu ma mère être réduite, réduite en un petit tas de poudre, ma mère réduite à un sac, ma mère réduite à l’état de bête. Mon père avait-il commis le moindre crime ? Avait-il rien fait de mal ? Il doit bien y avoir une raison s’ils nous ont détruits ? Ceux qui nous ont détruits, nous les haïssons, mais eux, ils n’acceptent pas notre haine, car leur crime, non, ils ne l’ont pas connu. Ce n’est pas eux qui nous ont tués. Ils ne nous ont pas tués. Pourtant nous sommes morts, alors : qui nous a tués ? Qui pouvons-nous haïr ? Haïr. Haïr. Haïr ? Haïr… Ceux qui avaient survécu se jetaient sur le pain et en même temps, ils demandaient qu’on fasse savoir à quelqu’un – qu’on fasse savoir ce qui s’était passé… »

    2- Là, dans ce coin, c’est des…
    Des photographies…
    Pourquoi elles sont dans ce coin ?
    Personne ne peut les voir et…
    Oui, ce sont des personnes…
    C’est un désert, c’est la terre - des pierres - on ne voit pas le bout du ciel…
    C’est des corps - il y a des enfants - ils n’ont pas mangé à leur faim depuis au moins un an…
    C’est leur os, et de la peau, ça fait un ventre et… Ces yeux… Il y a des abeilles dans les yeux.
    Des mouches.
    C’est comme ça, des morts ?
    Cet homme à cheval les tue.
    Qui tue qui ?
    Qui tue - pourquoi - qui tue ?
    C’est des images mortes.
    C’est en noir et blanc, c’est…
    C’est leur sexe. Le sexe d’un homme, c’est le sexe d’une femme, et leur tête est si grosse, leurs dents ont été arrachées quand ils étaient vivants – ils ont crié - et leurs yeux…
    Leurs yeux sont ouverts, mais les têtes sont coupées, et les dents ont été plantées dans le front. Ils sont morts.

    3- « Nous avons dû quitter la maison, et nous avons emporté le maximum de choses dans la charrette. Nous ne savions pas pourquoi il fallait partir. Quel crime avions-nous commis ? Mon père ne me l’a pas dit. Ma mère disait que c’était pour voler nos maisons, nos affaires, se venger de nous – mais de quoi ? Quelqu’un a dit que c’était pour notre religion, qui n’était pas la leur… Mais qui savait ? Nous savions juste qu’il fallait partir, avec la charrette, ou les valises, ou les sacs, ou rien du tout, juste partir, et aller là où ils nous emmenaient. Nous allions être déportés…
    On nous a dit qu’il fallait aller jusqu’à Deir ez-Zor, dans le désert, en Syrie : là-bas, il y avait des camps pour nous. Mon père m’a montré sur une carte, c’était si loin, il faudrait une année pour y arriver à pieds.
    Et nous ne savions pas que pendant la déportation, nous allions perdre toutes nos affaires. Nous les avons vendues pour payer la nourriture ou les médicaments, mais à quoi bon ? Les bandits kurdes et tchétchènes ont tout volé. Ils auraient pu nous tuer plusieurs fois.
    Mais mon père, c’est la pluie et le froid qui l’ont tué, ou bien la fatigue, juste la fatigue, comme tant d’autres morts de fatigue, dans les montagnes, sur la route, dans le désert, dans les wagons des trains.
    Avant de mourir, mon père a eu juste le temps de me donner la bouteille d’huile de rose qu’il avait cachée sur lui. C’est grâce à cette huile de rose que ma mère, ma petite sœur et moi, nous avons survécu jusqu’aux camps de Deir ez-Zor. Les gens aimaient beaucoup notre huile de rose.
    Quel crime avions-nous commis ? Mon père ne me l’a pas dit. À quoi bon ? J’étais sûr que nous avions mérité ce qui nous arrivait - jusqu’à la mort de ma mère, dans le camp de Deir ez-Zor… »

    Lancelot Hamelin

  • Le douanier tamponna nos papiers. Sur chacun d’eux, il était désormais marqué : apatride. Apatride, ça veut dire sans pays, sans patrie. À présent, je ne suis ni de la Turquie, héritière de l’Empire ottoman, pourtant l’endroit où je suis née et où j’ai grandi, ni de la France, le pays où je vivrais une bonne partie de ma vie voire certainement jusqu’à la fin de mes jours.
    On sortit enfin dans les rues de Marseille. Une dame bien aimable nous renseigna sur le chemin à prendre pour aller à la gare. Si tous les français sont comme elle, notre vie ici sera des plus agréables.
    Arrivés à la gare, on acheta les billets et on partit. Direction Valence. Là-bas, on espérait qu’un ami à qui on avait envoyé une lettre nous attendrait.
    Après quelques heures de voyage dans un train cahotant dans une 3ème classe aux sièges en bois, on arriva. Malgré l’inconfort éprouvé pendant le voyage, personne ne s’était plaint. Même pas Hovig qui n’avait pourtant que quatre ans. Après tout, on avait connu pire.
    On eut un peu de mal à trouver le 4 rue Bouffier. Apparemment, tout le monde n’était pas aussi gentil que la dame de Marseille. Enfin, on y fut.
    On sonna. La concierge vint ouvrir.
    - C’est pour ?
    - Nous sommes des amis d’Hagop, dit Gaïané, ma tante.
    - C’est vous les Euksuzian ?
    - Oui madame
    - M. Yannikian n’est pas là. Il a déménagé il n’y a pas très longtemps. Mais il m’a dit de vous remettre ceci.
    La dame nous tendit une lettre et retourna dans sa loge. Gaïané l’ouvrit et la lut. A la fin de sa lecture, elle nous transmis ceci :
    - Hagop nous dit qu’il a déménagé au 19. Il nous dit d’y aller et de s’installer.
    Tout le monde alla donc à la nouvelle destination. La maison était petite mais bien décorée. Dans le salon, il y avait des coussins rapportés d’Arménie, faits par des femmes du village pour la plupart d’entre eux. Combien de ces amies avaient survécu ? Je préférais ne pas y penser. Dans tout le reste de la maison, on trouvait des décorations venues de notre terre. Hagop, qui était parti avant le début du massacre, avait pu en rapporter une bonne partie. L’autre avait certainement été volée lors du voyage de sa femme et de ses enfants tandis qu’il restait pour régler les derniers détails. À l’arrière de la maison, il y avait un petit jardin avec un potager. Tout le monde s’assit.
    Dix-neuf heures sonnèrent. Enfin, Hagop arriva :
    - Ah ! La petite famille Que je suis content de vous revoir !
    Hagop prit Hovig dans ses bras.
    - Comme le petit a grandi ! La dernière fois que je l’ai vu, il en était encore à 4 pattes. C’était le bon vieux temps.
    Un voile de tristesse passa sur nos yeux, à part Hovig, trop jeune pour se souvenir.
    - Et toi Anouch ! reprit Hagop. Comment ça va ma grande ? Gaïané ! Tu n’as pas changé ! Et toi Mariam ? Toujours aussi ravissante à ce que je vois ! Et vous Azad ! Le meilleur des ouvriers !
    Hagop balaya la pièce du regard. Son regard s’assombrit.
    - Et le reste de la famille ?
    À nos regards, il comprit. En posant la question, il devait déjà s’en douter. Il avait juste demandé pour être sûr.
    - Asseyez-vous. Vous devez avoir faim. Il me reste du khashlama de la veille. Désolé, je n’ai pas pu préparer plus. J’ai des journées chargées en ce moment et en plus, je ne suis pas très bon cuisinier bien que je me sois amélioré depuis que je suis ici. Ma pauvre Mélinée n’est plus là pour m’aider.
    - Ne t’en fais pas, je réponds. Tu ne pouvais pas savoir quand est-ce que nous arriverions. Et puis, au moins, nous avons à manger.
    Mariam nous servit le khashlama. Après l’herbe ou la terre que nous avions mangées ou les semelles que nous avions mâchouillées durant notre périple, cette soupe de pomme de terre et de bœuf était merveilleusement bonne.
    On mangea goulument. Bientôt, tout le plat fut fini.
    Hagop s’excusa encore une fois de ne pas avoir fait plus de nourriture.
    On l’assura que nous étions déjà bien heureux d’être ici et que la quantité de nourriture que l’on nous servait nous importait peu.
    - En préventif, j’ai quand même pu vous acheter un petit quelque chose. Ils datent de plusieurs jours, mais ils sont quand même bons, nous dit Hagop.
    Ce dernier se leva, et prit une boite dans un placard. Il la posa sur la table et l’ouvrit.
    Des bakhlavas ! Mon dessert préféré ! Grand- mère faisait les meilleurs du village avant de nous quitter. Au moins, elle sera morte avant le massacre. Brave grand-mère !
    En un clin d’œil, tout le contenu de la boite disparut. On n’en avait fait qu’une bouchée !
    Après le repas, on coucha Hovig dans le lit d’Hagop. C’est là que la discussion sérieuse commença.
    - Alors ? Qu’est-il arrivé à Mayrig et au reste des enfants ? demanda Hagop à mi-voix.
    - Ah ! Si tu savais ! Les pauvres ! C’est horrible ! répondit Gaïané. Heureusement que tu es parti avant. Ça a commencé avec les hommes. Tous ceux de 18 à 45 ans se sont vus proposer de s’engager dans l’armée pour combattre les russes. Comme ils étaient fiers, tous ! Jusqu’à présent, on n’avait pas voulu d’eux. Les Turcs et le reste de la population ottomane nous trouvaient certainement trop indépendants. Il y avait aussi beaucoup d’Arméniens occupant des rôles importants. Ceux-là étaient intelligents, certainement trop aux yeux du gouvernement. Ils devaient avoir peur des mutineries ou de leur trahison. En tout cas, la grande majorité des hommes du village est partie à la guerre. Je me rappelle, c’était le 1er mars 1915. Mon pauvre Alec et Aram faisaient partie de ceux-là. Les deux premiers mois, nous avons eu des lettres régulièrement. Et puis, plus rien. Ce qu’il est arrivé à mon pauvre père et mon mari, Dieu seul le sait. Ils auront certainement été fusillés. Au début, on croyait qu’il y avait seulement trop à faire au front pour avoir le temps d’écrire. La vérité n’est venue à nos esprits que plus tard.
    Gaïané commença à pleurer.
    - Et ensuite ? demanda Hagop.
    - Après, ça a été le tour des intellectuels de Constantinople, continua Mariam. On l’a appris par la femme du fils de Mme Garabédian. Elle a reçu une lettre lui annonçant la mort de son fils. La pauvre dame !
    À ce moment-là, on a commencé à s’inquiéter au village. De plus en plus de familles sont parties. Tout le monde a économisé. Nous, il ne nous manquait quasiment plus rien quand les soldats sont arrivés. On nous a dit qu’il commençait à y avoir des attaques par chez nous et que, par mesure de sécurité, on devait nous emmener un peu plus loin.
    Tout le monde a alors fait ses bagages. On nous avait dit de prendre le strict nécessaire. Ce que nous avons docilement fait. Le 13 août, tout le village est parti. Ont alors commencées les marches forcées. Sur la route, on ne nous donnait ni à boire, ni à manger. Même quand nous passions le long d’un ruisseau, on nous défendait de nous pencher ne serait-ce que cinq secondes pour nous désaltérer rien qu’un tout petit peu. Une balle arrivait immédiatement dans la tête de la femme qui voulait donner à boire à son enfant mourant. Mais il y avait bien d’autres raisons pour tuer. À vrai dire, tous les caprices des soldats en étaient une. C’est à cause d’un de ces caprices que Mayrig est morte. La pauvre. On l’a entendue crier pendant un bon moment et puis, plus rien. Elle n’aura même pas de sépulture.
    À ce souvenir douloureux, Mariam étouffa ses sanglots. Mais elle continua quand même :
    - Pour Gaïdzag et Meglena, ils sont tout simplement morts de fatigue. C’est en partie à cause des chaussures. Tu connaissais Gaïdzag. Les siennes ne tenaient pas un mois. Avec tout ce qu’il leur faisait faire ! Meglena, elle, en avait qui commençaient à devenir assez petites et usées. En temps normal, on les aurait changées mais là, nous économisions pour pouvoir partir au plus vite. En tout cas, les deux enfants n’ont pas tenu très longtemps avec leurs chaussures abimées et la mort de leur mère n’a rien arrangé.
    Notre évasion, on la fit après le décès presque simultané de ces 3 âmes là. C’était la nuit et nous profitions de nos quelques heures de repos malgré la dureté et la froideur du sol. Il devait être deux heures du matin. Le soldat qui était de garde cette nuit-là est venu nous réveiller, un par un, tous les survivants de la famille. Au début, on a eu très peur. D’autant plus qu’on a reconnu ce soldat. Il avait participé au viol de Mayrig. Il nous a dit de venir avec lui. On l’a suivi. Nous n’avions pas le courage ni même la force de protester. Quand on a été suffisamment éloigné du camp, il nous a expliqué ce qu’il nous voulait. Il avait bien violé Mayrig. Il nous a dit qu’il n’avait jamais vraiment voulu de mal aux Arméniens mais qu’il s’était engagé dans l’armée ottomane et que donc, il devait servir son Empire. On avait donné à cet homme le rôle d’encadrer les déportés. Il l’avait fait, même si ce n’était pas avec une grande joie.
    Et puis, il a commencé à voir ce que l’on faisait aux Arméniens. Cela ne l’a pas réjoui mais il a continué à servir son armée. Jusqu’à la nuit de la mort de Mayrig.
    Ce soir-là, tous les hommes avaient un peu bu, nous a-t-il dit. C’est là que les choses ont commencé à dégénérer. Au début, le soldat, qui s’appelait Bahaddin, ne voulait pas suivre ses camarades mais il ne pouvait pas défendre les Arméniens ouvertement et, l’alcool aidant, il a cédé.
    Au matin, le soldat redevenu sobre a vu le corps de Mayrig et nous, sa famille, pleurant malgré la sécheresse de notre corps. Alors, il a commencé à avoir de plus en plus de remords. Jusqu’à envisager de nous faire évader pour, en quelque sorte, réparer son erreur.
    L’homme nous a donc emmenés dans une ferme. Il y connaissait des amis qui, il le savait, accepteraient de nous héberger pour quelques temps. C’est donc là qu’on est arrivés. La femme était très gentille. Tout de suite, elle nous a donné à boire et à manger plus que nos estomacs habitués à la faim n’ont pu en supporter. Son mari aussi était très gentil. La nuit suivante, après nous avoir laissé dormir toute la journée, le couple nous a donné un paquet avec des provisions, des habits de rechange et une partie de leurs économies. Si seulement tous les gens étaient comme eux ! Nous serions bien restés encore un peu mais les soldats, alertés par la disparition de Bahaddin et certainement aussi par la nôtre, avaient commencé à fouiller les maisons alentour. Nous devions donc partir, d’autant plus que nous ne voulions pas apporter d’ennuis à ces braves âmes.
    La deuxième galère a commencé. La nuit, nous marchions et le jour, nous dormions, cachés dans des buissons à l’extérieur des villes, nous relayant pour faire le guet. Bahaddin allait aussi acheter de la nourriture ou, de temps en temps, en réquisitionner, usant de son costume et de son papier prouvant qu’il servait dans l’armée. On ne faisait pas de festins car nous économisions pour le voyage sur la mer mais nous mangions quand même mieux que sur la route de la déportation.
    Au bout de longues nuits de marche, on est enfin arrivés à la mer. Là, il nous restait à prendre le bateau. Heureusement, un navire avait accosté le jour même de notre arrivée et, usant de l’argent qu’il nous restait, nous avons pu monter assez facilement. À ce moment-là, Bahaddin nous a quittés. Il ne pouvait pas monter avec nous. Dieu sait ce que les Arméniens lui auraient fait !
    La traversée nous a été agréable. Nous avons enfin pu nous reposer.
    La suite, tu la connais. Nous sommes arrivés à Marseille et de là, nous sommes allés jusqu’ici.
    Notre histoire était finie. Je demandais :
    - Dis hagop, tu n’aurais pas une place pour nous dans ton entreprise ? Maintenant, il va falloir qu’on gagne notre vie.
    - Oui j’en ai. En fait, je vous attendais pour créer mon entreprise, comme vous dites. Lorsque j’ai reçu votre lettre, je venais juste d’acheter la maison. Je ne savais pas encore quel type de commerce j’ouvrirai mais avec l’annonce de votre arrivée, je me suis dit que je pourrais ouvrir une chemiserie. Moi, je m’occuperais des comptes et de l’administratif et vous, vous seriez mes couturières. Si vous acceptez bien sûr.
    - Si on accepte ? bien sûr ! répondit Gaïané. On ne pouvait pas rêver meilleur employeur que vous. En plus, on n’aura pas à passer par la case usine. C’est vraiment gentil d’avoir pensé à nous !
    - Oh ! Tu sais ! Moi aussi je suis content de travailler avec vous ! D’ailleurs, vous pouvez rester ici en attendant de pouvoir vous payer un logement.
    - Oh ! Hagop ! On ne pouvait pas rêver mieux ! dit Azad, mon grand-père qui n’avait pas parlé
    jusqu’ici.

    1918. Ce matin, notre voisine qui a la radio nous a appris la nouvelle : l’Arménie a été créée !
    Malheureusement, notre village ne fait pas partie de cette Arménie. À vrai dire, dans la ville entière, personne ne vient de cet endroit-là. La nouvelle Arménie est une ancienne partie de la Russie. Les gens qui viennent d’ici n’ont pas été persécutés par les turcs et n’ont donc pas dû partir.
    Maintenant, c’est définitif, la France est mon pays.

    Février 1915,
    Monsieur le Chancelier,
    En tant qu’Ambassadeur envoyé par vos soins dans l’Empire ottoman, je me dois de vous informer des agissements du gouvernement des Jeunes-Turcs. En ce moment, dans l’armée ottomane, les Arméniens sont désarmés puis exécutés.
    Les Ottomans placardent des affiches pour convaincre les civils turcs que les arméniens sont des traitres alliés à la Russie.
    Je vous prie d’agréer mes sincères salutations.
    L’Ambassadeur Hans Von Wangenheim

    Avril 1915,
    Monsieur le Chancelier,
    Je suis dans l’obligation de vous envoyer de nouveau une lettre car le gouvernement à la tête de l’Empire ottoman continue ses massacres, il s’en prend maintenant aux civils arméniens, et plus particulièrement aux notables et intellectuels de Constantinople.
    Ils ont été arrêtés, déportés et tués. Les témoignages s’accumulent même si les autorités tentent de dissimuler leurs brutales actions.
    Le gouvernement turc ne veut pas seulement s’opposer à un éventuel désir d’indépendance des Arméniens, il semble qu’il veuille les exterminer.
    En tant que Chancelier de l’Empire allemand, Je ne peux que vous conseiller d’intervenir politiquement pour faire cesser ces horribles massacres.
    L’Ambassadeur Hans Von Wangenheim

    Juillet 1916,
    Monsieur le Chancelier,
    J’espère que ce sera la dernière lettre que je vous écrirai à ce sujet.
    Le reste de la communauté arménienne est à présent déporté dans les déserts de Mésopotamie : ils sont torturés et tués par petits groupes par des bandes armées ou sont condamnés à mourir de soif, de faim ou de fatigue durant le voyage.
    Les seules personnes ayant eu un peu de chance sont les enfants de moins de cinq ans qui sont placés dans des familles turques, les Arméniens sauvés par l’avancée de l’armée russe et des personnes qui ont réussi à s’échapper des camps de concentration mis en place au Sud.
    Je vous prie de prendre des mesures immédiates pour faire cesser cet atroce massacre.
    Votre Ambassadeur Hans Von Wangenheim