Mémoires du futur
Au regard des temps passés dont elle conserve et entretient traces et souvenirs, la mémoire est placée dans le futur. Le futur est également cet espace vers lequel tend le souci éthique de préserver les nouvelles générations des erreurs et des échecs commis dans le passé. Construire l’avenir, c’est construire sa mémoire, pourrait-on se dire – comme un slogan.
De même, « mémoires du futur » renvoie à une grave interrogation dont les réponses ne dépendent pas de nous. Elles nous échappent même. Par exemple, comment les générations futures vont-elles interpréter, demain, les signes que nous leur adressons, aujourd’hui ? Comment imagineront-elles notre présent, notre société, les grandes questions qui nous mobilisent ou qui nous accablent. Les architectures qui nous paraissent futuristes seront-elles, à leurs yeux, obsolètes et sans intérêt ?
Quelles pourront être les façons de se remémorer ce qui a eu lieu au XXe siècle et en ce XXIe siècle ? Comment les mémoires du futur peuvent-elles déjà nous faire signe à travers les paysages dont nous sommes contemporains ?
Regard sur une œuvre
Mauvais temps, Maryvonne Arnaud, 2016
Qui se souviendra du passage des milliers d’embarcations surchargées de peurs, de rêves qui tentaient de rejoindre une terre en paix, l’Europe ? Est-ce la mer qui aura préempté des centaines de vies ? Recrachera-t-elle régulièrement une chaussure, un sac, un jouet, un corps pour nous rappeler notre absence ? Sera-t-elle oublieuse, lassée, tant habituée depuis toujours aux tragédies ? Les habitants de ces îles verront-ils toujours l’ombre d’une embarcation quand ils scruteront l’horizon ? Oseront-ils encore regarder leur mer en face ? Est-ce leurs enfants ou leurs petits-enfants qui sentiront un poids dans leur cœur ? Les objets abandonnés ou perdus leur murmureront-ils, la nuit, les histoires que leur ont confiées leurs propriétaires ? Les baigneurs insouciants emporteront-ils avec eux des particules de peur, de chagrin ? Seront-ils, à leur insu, chargés de la mémoire de toutes ces traversées ? Maryvonne Arnaud
Les mots d'Ahmed Kalouaz
Pripiat
Pripiat est une cité fantôme. Personne n’y dort plus au clair de lune. C’est ce que j’avais pourtant promis à Ivanna, une nuit de printemps, accrochée aux étoiles de ses yeux. La fin avril commençait à allonger ses jours sur les arbres, les rues où mon père avait, avec d’autres, planté trois mille pieds de rose pour égayer les promenades des passants.
Le lendemain de l’explosion de la centrale, nous avions repris le chemin de l’école, tout heureux à l’idée de nous rendre le dimanche suivant à la fête foraine. Pour l’occasion se dressait une immense roue aux nacelles jaunes, les manèges nous y attendaient. Ivanna serait près de moi, faisant mine d’avoir peur. La peur, nous ne l’avions même pas imaginée lorsque l’ordre d’évacuation de la ville est arrivé le 27 avril. Nous ne devions rien emporter, même pas un jouet, un livre, un chaton. Vous reviendrez bientôt, disaient les hommes qui nous embarquaient dans les centaines d’autocars prévus pour cet exode éphémère.
Mais personne n’est jamais revenu, Pripiat est devenu un bric-à-brac à ciel ouvert. Le stade Avanhard une forêt, comme les places, les avenues. Les animaux ont remplacé les hommes. Un aigle à queue blanche plane sur nos souvenirs.
Une agence de tourisme spécialisée permet à d’anciens habitants de venir voir ce que leur cité est devenue. Payer pour voir des tôles rouillées, des vestiges, des murs décrépis, des vitres brisées, des racines creusant le macadam.
Pendant ce temps, le réacteur numéro 4 garde le silence sous son sarcophage hétéroclite. Ivanna est partie comme ce printemps promis. A capella une chanson m’arrime à elle. Mettre des mots sur des bribes de mémoire.
Extrait du recueil "Sous l'écorce des ans"
Photo : Tchernobyl, Galia Ackerman, 2008-2016