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Absence de traces

Les lieux des violences extrêmes ne sont pas toujours signalés : ils sont parfois envahis pas la nature. Oublieuse, à son insu, elle restitue, elle fait mémoire. Le paysage est ce qui reste là où il ne reste rien.
Ces violences se déroulent, la plupart du temps, hors de vue : dans des forêts, des ravins, des déserts… Vide de signes mémoriels ou recouvert de détritus, le paysage est le résultat d’une quête. L’historien, l’artiste, le photographe, le promeneur le font émerger en le questionnant. Nous, en le regardant.
L’absence témoigne de l’absence : ces paysages portent la marque des projets de destruction totale ; projets de faire disparaître jusqu’aux traces même des victimes, auxquels la nature a participé ; auxquels elle a résisté aussi. Même revenue à l’état sauvage, elle ne recouvre pas son « innocence » d’avant. S’y superpose une double cicatrice : celle de la destruction et celle de son effacement.

Regard sur une œuvre

Vorkouta, Kirpitchny zavod, Tomasz Kizny, 2009

Les « champs de la mort » staliniens, sous l’influence du temps, de l’activité humaine et des processus naturels ont changé d’aspect : ils ont été envahis par la forêt, ils ont été couverts de cités d’habitation, d’usines, de décharges, ils ont été sillonnés par de nouvelles routes.
Quand on les regarde aujourd’hui, ces lieux ne disent rien des crimes commis il y a plus de soixante-dix ans – ils sont muets. L’abomination de ces paysages banals vient de la conscience que cela s’est déroulé justement ici, dans ce lieu. La tragédie passée se déploie dans un espace indéfini entre la connaissance historique et l’indifférence transparente de l’image visible.
Tomasz Kizny

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Les mots d'Ahmed Kalouaz

Pont d'Ani

    Autour d’Ani, les dimanches étaient rythmés par le son des cloches de la ville aux mille et une églises. Des oiseaux dansaient dans le ciel, un vent doux descendait des montagnes, déposant dans son sillage un goût de printemps sur les lèvres. Mélinée tenait la main de sa mère, son père parlait fort avec les hommes qu’il croisait, jusqu’à l’arrivée devant l’imposante porte de l’église Saint-Sauveur. Beaucoup de  tempêtes à travers les siècles sont passées sur cette terre, lorsque les maisons se sont fermées l’une après l’autre, offrant un terrain de jeu aux tremblements de terre, aux invasions.
    Mélinée aimait bien ce jour de messe, la fête s’emparait des corps, habillés de vêtements neufs pour la circonstance. Malgré l’abandon de la ville, de loin en loin, des fidèles venaient pourtant prier entre les murs debout, les voûtes ne s’ouvrant pas encore sur le ciel. Enfants d’un peuple en exil, ils avaient l’impression de revenir chez eux, le temps d’une brise dans l’air. Enfant, Mélinée ne savait que peu de choses de la fuite des jours, de l’oubli, du mutisme forcé. J’aimerais pourtant entendre sa voix me raconter cette histoire, la fin du dimanche et le chemin du retour, l’arche du pont de l’Akhourian disparue dans les flots, le grand vide descendant des hauts plateaux. Le souffle d’Ani, prise et pillée maintes fois, le chant d’un monde étreint qu’on a voulu éteindre, quelques siècles plus tard.
    Mélinée n’est plus là, mais je crois la connaître. C’est elle qui me tient la main. La mémoire comme une source dessine son chemin sous l’écorce des ans.

Extrait du recueil "Sous l'écorce des ans"

Photo : Ani, le pont de l'Akhourian, Pascaline Marre

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